Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La balade de Spritz

Allegro ma non presto

La loi des séries (Petite aventure printanière)

Publié le 28 Juillet 2023 par Anne-Catherine Deroux

La loi des séries (Petite aventure printanière)
Seules trois bonnes raisons peuvent expliquer qu’on se lève à 5 heures du matin un jeudi de l’Ascension : 1. Être complètement barjot ; 2. Avoir développé une addiction compulsive à l’émission Téléachat ; 3. Ne pas vouloir rater la marée.
Nous ne sommes pas barjots. En tout cas pas complètement. Et ce n’est pas vous qui viendrez dire le contraire puisque, je vous le rappelle, à cette heure-là vous dormez toujours ! A moins, bien sûr, que vous n’ayez développé une addiction compulsive à Téléachat… Ce qui n’est en tout cas pas notre cas.
C’est donc bien la troisième raison qui nous jette en bas de la bannette à l’aube de ce jour férié qu’on nous promet ensoleillé. Allez hop, moussaillons et capitaines, enfilons bottes et cirés, la gloire nous attend derrière l’horizon ! Car c’est bien là, de l’autre côté de la Manche, que la ou plutôt les marées du jour vont nous mener, et plus précisément à Ramsgate, charmant petit port situé dans le Comté du Kent. Allons, ne traînons pas ! EUX sont en mer déjà depuis plus d’une heure… Eux, ce sont nos amis du Kelklett, que nous devons retrouver ce soir à l’escale. Basés à Breskens, à l’embouchure de l’Escaut, leur traversée devrait durer 17 à 18 heures. Sacrée navigation ! La nôtre ne devrait prendre qu’une dizaine d’heures.
Traverser la Manche reste toujours une aventure. Même si nous sommes un peu aguerris et que nous avons minutieusement préparé notre route, on ne peut jamais être sûr de ce qui va arriver. Tenez… cette masse sombre ondoyant juste sous la surface de l’eau, cet OFNI (objet flottant non identifié), gros, solide, et surtout droit devant, vers lequel nous fonçons résolument, ce n’était absolument pas prévu ! Branle-bas de combat ! Barre à tribord toute ! Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?
- Ben ça alors ! Un escalier en bois !
Les hypothèses fusent pour déterminer comment cette construction a pu se retrouver là. Tombé d’un cargo peut-être ? Ou bien arraché d’un ponton par une tempête, où il servait d’accès à un grand navire ? Nous ne le saurons jamais…
La traversée se passe sans autre embarras. Spritz tisse sa route entre les cargos qui montent ou descendent le rail tel le fil d’une couverture : hop, par devant le premier ; re-hop par derrière le second ; hop encore par devant le suivant… Mais déjà les falaises anglaises se dessinent à l’horizon. Nous approchons les jetées de Ramsgate à contre-courant, les yeux noyés dans un arc-en-ciel plus coloré que nature : les spis gonflés d’une trentaine de voiliers, participants d’une régate en provenance d’Ostende. Tout ça promet un joli monde aux pontons !
Une journée, c’est vite passé. Tout juste le loisir de nous dégourdir les jambes sur le littoral anglais et de déguster avec nos amis une bière locale (un cidre, en ce qui me concerne, je n’ai pas trop le goût de la « flotjes-bier »), qu’il est déjà temps de repartir.
Le vent a forci depuis notre arrivée. Le retour s’annonce plus sportif que l’aller. Nous avons décidé d’éviter le banc de Sandettié, qui risque d’être un peu trop agité, et de suivre la route vers Dunkerque. J’aime cette route. Calculée pour se laisser déporter par le courant sud jusqu’à l’entrée du rail, elle nous dépose à la sortie juste à l’heure de la renverse, où le courant nord prend le relais pour nous propulser vers la Belgique. La ponctualité de ce timing me fascine et nous offre toujours de grisantes moyennes de vitesse. Il est 7h15, heure belge, que nous avons gardée à nos montres. Les équipages de Spritz et Kelklett sont à pied d’œuvre, parés à larguer les amarres. Mais alors que le moteur de nos amis ronronne déjà, le nôtre peine à s’allumer… A force d’insister, il daigne se mettre en route, mais quelque chose cloche.
- C’est bizarre, je n’arrive pas à mettre les gaz... Impossible d’accélérer ou décélérer.
Il faut nous rendre à l’évidence : le câble doit être cassé. Voilà qui est fâcheux, et qui va rendre les manœuvres de port, entre autres, sacrément délicates.
Vous pourriez penser – et je ne vous donnerais pas tort – qu’il vaut mieux ne pas s’engager dans une traversée de la Manche – avec tout ce qu’elle implique de mastodontes à éviter – avec une propulsion mécanique défectueuse. Oui mais voilà… vous n’êtes pas mariés à Albert Lemoine ! Je n’ai même pas pensé à ôter mon ciré, résignée à la suite. Dans l’air de ce petit matin, l’odeur du départ imminent détrône celle des fish and chips.
- Il n’y a rien ici, se justifie mon capitaine, on réparera mieux de l’autre côté.
Un quart d’heure après le départ de Kelklett, nous nous mettons donc en devoir de sortir de notre place étriquée… Albert est à la barre. Nos voisins nous prêtent gentiment leur aide, en retenant puis en larguant nos amarres. Quant à moi, je n’aurai rien vu de cette sortie de port. Le nez dans le moteur, les mains tâchées comme celle d’un vieux mécano, j’enfonce ou relâche le câble de l’accélérateur au gré des ordres de mon capitaine, que je lis sur ses lèvres plus que je ne les entends : « un peu plus… un peu moins… plus, plus ! »
Quand je ressors enfin dans le cockpit, nous sommes déjà presque à hauteur de la jetée. Il ne me reste plus qu’à aller récupérer, dans une mer formée, les pare-battages et les amarres laissées sur le pont. Le bateau saute à chaque vague, je m’accroche pour ne pas faire de même, tantôt assise, tantôt agenouillée, à chaque fois rincée… Ma tâche terminée, je me retrouve enfin à l’abri dans le cockpit, les fesses et les genoux de mon pantalon trempés. On l’avait dit que ce serait sportif !
Le vent soutenu, que nous prenons au bon-plein afin de compenser la dérive, nous propulse allègrement. Au loin, une voile apparaît, que nous rejoignons, accompagnons, puis finissons par dépasser. C’est le Kelklett. Il nous semble les entendre nous traiter de chauffards. Mais ça doit juste être le vent qui siffle… Ils dansent autant que nous, et leur voilier léger gîte bien plus que le nôtre. Pourvu que tout aille bien à bord. Nous traversons de conserve le rail descendant puis le montant, et nous voilà déjà de l’autre côté. Tiens ? On n’a plus rencontré l’escalier. Où dérive-t-il à présent ? Le vent, au près depuis que nous avons modifié notre cap, se renforce dans nos voiles.
- Il faut prendre un ris !
Dans ce chaudron agité, ça va être un plaisir ! On se place face au vent et Albert file au pied de mât. Je retends la balancine, affale un peu de grand-voile, la bloque. Albert joue au cocktail dans son shaker. Il parvient à accrocher l’œillet du premier ris. Je rehisse la grand-voile et tire vivement sur la bosse de ris (le cordage qui sert à le prendre). Je tire, je tire, la trouve bien longue, je tire encore, elle devient carrément lâche… et m’arrive en totalité dans les mains ! Bye bye le premier ris !
Crotte ! On aurait pourtant dû s’y attendre : un malheur n’arrive jamais seul, et les emmerdes non plus, ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’on les met toujours au pluriel. C’est la loi, cruelle et totalement injuste, des séries. Heureusement que le 2e ris, pris en toute hâte, tient correctement.
Nos voiles mieux adaptées rendent tout de suite la navigation plus confortable. Mais la mer reste agitée. Et le stress du problème de moteur en rajoute une couche… Un vague mal-être, au départ de l’estomac, commence à m’envahir…
Ma directrice et néanmoins collègue Patricia, grande amatrice de voile, donne une bonne description des symptômes du mal de mer : Au début, tu crois que tu vas mourir. Après… tu VEUX mourir ! Je n’en suis pas encore là, Dieu merci, et le petit cachet que j’ai pris le soin d’avaler avant de partir m’aide sans aucun doute. Mais je fixe la côte aussi souvent que possible, et il me serait totalement impossible de descendre à l’intérieur.
Dunkerque approche, néanmoins. Et ce sera notre escale du jour, afin de réparer le moteur. Après 7 heures de navigation, le phare du grand port n’est plus qu’à un mille. Je décompresse. Mais qui a dit que c’était fini ? Alors que j’entreprends d’enrouler le génois, voilà que la bosse d’enrouleur se prend deux fois dans la mâchoire du winch, et se coince avant la fin de la manœuvre. Ah, cette loi, cruelle et totalement injuste… Je magouille un truc pour terminer d’enrouler, la grand-voile est affalée, et Spritz gagne à très faible vitesse la marina, où un couple d’Hollandais nous aide à prendre une place. Le moteur est éteint, les amarres frappées, Spritz à l’abri et nous aussi. Y a plus qu’à réparer.
Tandis qu’Albert file au magasin d’accastillage chercher un nouveau câble – suivi d’un deuxième parce que bien sûr le câble de démarrage lui aussi a rompu dans la foulée (dura lex, sed lex… soupir), je me rends au magasin d’articles de pêche. Le vendeur lève les yeux sur moi et son visage s’illumine :
- Vous venez acheter le couteau promis à votre mari s’il pêchait un poisson, il y a une quinzaine de jours !
J’aurai au moins marqué l’esprit d’une personne…
Au ponton visiteur de la marina est accosté un imposant bateau à moteur. Il a le pont tellement haut qu’il semble impossible de monter à son bord.
- Il paraît que, dans le temps, ils avaient un escalier en bois…
Après cette journée longue, sportive et chargée d’émotions, une petite douche nous fera le plus grand bien. On en frémit d’aise à l’avance. Armés de gels douche, sourires et shampoings, nous gagnons les sanitaires du port, jetons bas nos frusques salées, et poussons le bouton du jet fumant tant attendu… Nous ressortons dix minutes plus tard, glacés par l’eau qui ne l’était pas moins ! Vous ai-je déjà parlé de cette loi, cruelle et totalement… ?
Le lendemain matin nous trouve déjà au travail. Albert, tel Carglass, répare, remplace. Il démonte, essaie, réfléchit, se trompe, dévisse, revisse, recommence et jamais ne désespère. Quant à moi, mon rôle – très ponctuel – consiste à pousser ou tirer sur un câble, parfois même seulement le regarder. Et répondre aux questions. Tu le vois rentrer ? Oui. Et là, il ressort ? Non. Ah mais c’est facile finalement la mécanique !
Et tout d’un coup, le moteur rugit ! L’homme a gagné ! Nous reprenons la mer pour notre dernière navigation du weekend.
Les longues plages de Dunkerque défilent sous nos yeux et je ne peux m’empêcher de penser à ce film que nous venons de revoir, relatant l’évacuation des troupes britanniques, belges et françaises, au début de la 2e guerre mondiale. C’était à la même époque de l’année. Les eaux qui nous portent ont vu tant de drames, emporté tant de corps. C’était il y a 83 ans, mais la misère du monde n’a pas fini de hanter ces eaux. Il y a un an presque jour pour jour, à cet endroit-même, une curieuse embarcation a croisé notre route, mais suffisamment loin pour qu’on ne comprenne pas tout de suite. Très basse sur l’eau, sombre (noire de monde ?), et suivant une trajectoire étrange, en direction des hauts-fonds. Nous avions cru à des plongeurs, peut-être. Ce n’est qu’en arrivant au port que la radio, relayant l’opération de sauvetage, donna un nom à nos doutes. Des migrants à la dérive. Ce n’était plus des images à la télé, c’était des hommes en chair et en os, risquant leur vie dans l’espoir d’une vie meilleure...
Aujourd’hui, la mer est à nous seuls, ou presque. Même au large de Nieuwpoort on compte les voiliers sur les doigts d’une seule main. Il faut dire que le vent du nord est toujours assez costaud, et les vagues encore bien creusées. Mais Albert, à la barre, arrive à les négocier et je n’ai même pas peur. Et lorsqu’une vague, plus grosse que les autres et que je n’avais pas vue venir, nous emporte vers le ciel avant d’éclater sous l’autre bord, je me surprends même à rire !
- Non, on ne peut pas dire qu’il y a foule en mer pour un dimanche de l’Ascension, déclare Albert.
Comment ? Nous sommes toujours à l’Ascension ? Mais j’ai presque l’impression de revenir d’un tour du monde ! Décidément, ça valait vraiment le coup de se lever à 5h du matin, il y a trois jours à peine.
Toutes les réactions :
 
Commenter cet article