Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La balade de Spritz

Allegro ma non presto

Des Abers au plat pays

Publié le 4 Novembre 2020 par Anne-Catherine Deroux in Les carnets du bord

10 septembre

Certains font le tour du monde, d’autres le tour de l’horloge. Nous, en ce 10 septembre, c’est celui de la rose des vents que nous bouclons. Pour la première fois depuis le début de ce voyage, nous filons au nord-est. Le dernier cap à suivre, jusqu’au bout, celui qui nous ramènera chez nous. Bon retour en Manche !

Le chenal au sortir de l’Aber Wrac’h est long, très long. Et si on prenait un raccourci ? Le voilier qui nous suivait a viré au Petit Pot de Beurre. Un local, sans doute, moi je n’aurais pas osé… Il est vrai que je suis très prudente. Plus que prudente. Les écueils, je les préfère très loin de notre route. C’est bien d’être raisonnable, surtout en mer, mais après trois mois à chevaucher le dos des vagues en leur flattant le museau peut-être serait-il temps de m’affranchir un peu… Coup d’œil sur la carte. C’est trop tard pour la passe du Four, mais…

— Regarde, Cap’tain, entre le Libenter et la Pendante, il y a un passage…

Et ça passe effectivement. Deux milles de gagnés et des rochers à admirer, c’est sympa finalement les raccourcis !

Batz, de sinistre mémoire, est en vue. A l’aller, c’est au large de cette île que nous avions essuyé la plus grosse mer. Ni le capitaine ni moi n’avons envie de réitérer l’expérience. La marée est encore haute, on devrait pouvoir se faufiler entre l’île et le continent. L’exercice est acrobatique, le passage étroit, accidenté, mais bien balisé. Je réendosse mon rôle de pilote en retenant mon souffle.

— Vise la cardinale nord… C’est bon, maintenant tout droit jusqu’à la suivante… Tu la vois ? La petite perche, là-bas. Ensuite, tu peux raser le débarcadère.

On slalome entre les marques et les cailloux. A bâbord, Batz nous apparait plus riante que depuis le large. De belles plages blanches, de jolies maisons posées sur une verte colline, un sémaphore, une petite église… Quel dommage qu’elle ne possède aucun port en eau profonde, je l’aurais volontiers ajoutée à notre palmarès ! A défaut, ce sera Roscoff, petite cité de caractère. On a connu des défauts bien moins attrayants !

 

11-12 septembre

Après Roscoff la corsaire, voici Tréguier et ses maisons à pans de bois. La Bretagne nord n’a décidément pas fini de nous séduire. Tréguier se love paresseusement entre les bras du Jaudy et du Guindy. On la découvre au détour d’un méandre, en remontant le premier. Une souriante capitaine de port vient nous accueillir en zodiac.

— Prenez la place à côté du Boréal, là-bas.

Merci, mais… quel Boréal ? Sur ce seul ponton, nous en comptons jusqu’à cinq !! Ce n’est pas possible, y aurait-il un nid ?? La capitaine rit et explique : le chantier naval Boréal n’est qu’à cinq kilomètres d’ici !

 

13 septembre

De Tréguier à Bréhat, il n’y a qu’une quinzaine de milles. Mais des tas de cailloux à parer et de petits passages secrets à découvrir. Chic, chic, chic ! On va bien s’amuser ! Allons bon, que m’arrive-t-il ? Ne dirait-on pas que l’excitation commence à prendre le pas sur mon stress ?? Passe de la Gaine, la Moisie… Spritz balade sa courte quille sur les hauts fonds, entre les bancs et les rochers. Je stresse quand même un peu. Mais c’est si beau, si impressionnant, tellement galvanisant, qu’au moment de toucher Bréhat le trajet m’a semblé presque trop court !

Nous affalons les voiles et attrapons une bouée à l’entrée de la Corderie, profonde crique qui sépare le nord et le sud de l’île. L’endroit est magique. Relâcher à Bréhat était un rêve depuis le départ. Un rêve de plus à se réaliser.

 

14 septembre

— Si on part à 7 heures du matin, on aura sans doute encore assez d’eau pour tenter le passage entre l’île Biniguet et l’île de Bréhat, ce qui nous ferait gagner cinq milles. On le fait ?

Entre désir et angoisse mon cœur balance encore. Mais le capitaine n’a pas ces états d’âme : Evidemment qu’on le fait ! Le soleil se lève à peine quand nous nous engageons dans la passe. Tout autour de nous, les roches noires s’habillent timidement de chaudes lumières. D’autres voiliers sont mouillés au sud de l’île, toujours profondément endormis. Avec le soleil nous sommes les seuls ce matin à déchirer la mer.

 

15 septembre

C’est sympa de planter l’ancre le long d’une petite île juste pour le plaisir d’y prendre l’apéro et de se laisser bercer une partie de l’après-midi. Mais lorsqu’on le fait avec des amis chers, c’est beaucoup plus que sympa. Du bonheur pur ! L’île en question est celle des Hébihens, tout petit bijou face à Saint-Jacut-de-la-Mer. Et nos amis étaient en vacances à Saint-Malo. Deux excellentes excuses pour nous attarder encore un peu dans ce coin de Bretagne qui va bien nous manquer…

 

16 septembre

Décidément, qu’on l’approche en juin ou en septembre, Saint-Malo semble toujours se dissimuler dans la brume. La différence, c’est que cette fois nous ne nous y arrêtons pas, désirant rallier directement Grandville. Nous ne faisons que longer les îles qui gardent l’entrée de la Rance. En cette fin de saison, très peu de navires croisent au large. Mais soudain, trouant le brouillard, une forme noire surgit de derrière un rocher. C’est un trois-mâts, battant pavillon français. L’Etoile du Roy ! Sur le coup, j’en oublie l’heure, le jour et même le siècle… La frégate se tenait en embuscade derrière la Grande Conchée, se préparant à nous aborder. Tactique classique, on s’est fait surprendre comme des bleus. Ce doit être notre cargaison d’épices qui les attire. Et les voilà qui hissent les voiles et chargent les canons. Les dorures de la coque étincellent triomphalement dans un rayon de soleil. C’en est fait de nous ! Mais non… On dirait que les vents ne leur sont pas favorables… Leurs voiles claquent, ils s’éloignent… Hourrah !!! Spritz sortira indemne de ces eaux infestées de pirates !

 

18 septembre

On annonce du grand vent pour aujourd’hui. J’aurais préféré attendre une accalmie avant de reprendre la mer, mais le temps commence à presser. Dans moins de deux semaines, je retourne au boulot. Dehors, un bon force 6 avec rafales à 7-8 Beaufort nous cueille par le travers. La toile est réduite au minimum syndical : deux ris dans la grand-voile et un tout petit bout de génois. Malgré cela, nous filons à pas moins de 7 nœuds. C’est sportif ! Mes idées noires remontent en bulles régulières à la surface, où elles éclatent d’un sang d’encre sur le beau vert de la mer. Et si les voiles se déchiraient ? Et si le bateau se couchait ? Et si on démâtait ?!? L’anémomètre m’attire comme un aimant. 36,2 nœuds de vent ! Mais quand cela va-t-il s’arrêter ? Notre chance, c’est que le vent vient de terre, la mer n’a donc pas le temps de se lever. Le redouté passage de la Déroute bouillonne forcément un peu plus. Mais le capitaine gère comme un chef ! Et moi ? Je suis à bord, et toujours consciente. C’est déjà pas mal, non ?

 

19 septembre

Il est passé 20 heures. Glissant sous les lourds nuages, le soleil se couche sur l’horizon. Aucune lune ne se lève pour le remplacer. Nous sommes en période de vives eaux, 113 de coefficient de marée, les courants les plus fort de l’année. Et d’un instant à l’autre, juste après l’étale, le vent va s’y opposer. Cela s’annonce dantesque. Et nous, au milieu de tout ça, qu’est-ce qu’on fait ? On passe le Raz Blanchard, pardi !

Cette décision n’a pas été évidente à prendre. Reconsultant inlassablement les prévisions météo, la question me tournait en tête tout au long des dernières heures. On part ce soir ? Demain soir ? Ou bien lundi ? L’atmosphère de Port-Diélette était oppressante, un rien lugubre. L’environnement y était certes pour quelque chose. Isolé, désert, coincé entre une centrale nucléaire et l’extrême fin du Cotentin, l’endroit a des allures de maison hantée. Mais peut-être la perspective de passer le terrible Raz par fort coeff, de nuit et vent contre courant a-t-elle influencé mon impression. Un autre voilier, bien plus grand que le nôtre, guettait aussi le bon moment pour rejoindre Cherbourg. Et quand j’ai dit à leur capitaine que nous comptions partir le soir-même…

— Oh non, pas nous, il y a encore trop de mer. Si j’étais seul, je le ferais, mais on a des dames à bord, vous comprenez…

Euh… mais, et nous, au fait ? On n’a pas aussi une dame à bord ???

Je ne sais plus ce qui nous a finalement décidés. Sans doute de ne plus vouloir y réfléchir. Et nous voilà maintenant dans le cœur du sujet. Le courant du Blanchard nous emporte, et même si c’était vers l’enfer, nous ne pourrions quand même plus rien y faire. Ca va vite. Il fait quasiment noir maintenant, et c’est aux signaux du phare de la Hague que nous comprenons que le Raz est désormais derrière nous. Ca y est ! On l’a fait ! Le plus dur est accompli. Grossière erreur… Car dès que nous virons plein est, nous nous retrouvons vent debout. La mer se creuse. De plus en plus. Impossible de garder le cap face à ces vagues de plus en plus grosses. On fonce droit sur la côte. Et ce vent qui reste soutenu ! Trop occupés à parer le cap de la Hague, nous avons oublié de réduire la voilure. Il est trop tard, maintenant, on n’y voit plus que dalle ! Mon stress me tétanise. On ne voit plus la mer et c’est sans doute mieux ainsi. Régulièrement, une montagne d’eau invisible nous emporte vers le ciel. On sent alors notre cœur se soulever davantage, jusqu’à ce que la vague soit passée. Les minutes s’éternisent. Deux heures qui paraissent en compter des milliers. Jusqu’à ce qu’une lumière verte se devine à l’horizon, puis une rouge. Les feux de l’entrée de la grande rade de Cherbourg, comme un miracle auquel je ne croyais presque plus. Les feux se font plus nets, plus gros, on les double. Aussitôt dans la rade, la mer s’apaise. On est arrivés. Un gros navire de pêche actionne sa corne de brume pour qu’on s’écarte de sa route vers le large. Puis tout se calme, un silence absolu nous enveloppe. On n’a plus qu’à aller s’amarrer. Je crois bien que je vais dormir pendant deux jours d’affilée.

 

22 septembre

Après Cherbourg il y a le cap de Barfleur, et après le cap de Barfleur une vaste étendue grise et salée. La Manche nord. Pas encore les vagues de la Mer du Nord, celles auxquelles on pardonnerait presque leur caractère cassant, tout simplement parce qu’elles sont nôtres, mais des vagues infiniment proches, des vagues sœurs. Sur ces eaux, on se sent déjà chez nous.

Alors que nous nous élançons en Baie de Seine et que déjà les côtes du Cotentin disparaissent dans notre sillage, un petit passereau atterrit tout à coup à nos pieds. Un pouillot fitis, peut-être ? Mais que fait-il là, si loin des côtes ? Il n’a pas l’air blessé, ni affamé. Durant plusieurs milles, il nous accompagne, voltigeant dans le lazy-bag ou sautillant sur les banquettes du cockpit, se posant tantôt sous la capote, tantôt sur les filières, tantôt sur l’épaule du capitaine. A-t-il conscience que nous remontons vers le nord ? Nous n’aurons pas le temps de lui poser la question, car soudain un de ses frères traverse le ciel. Et voilà notre nouvel ami qui s’envole pour le rejoindre. Tous deux s’enfuient vers le sud.

La suite leur donnera raison. Car une tempête approche. Une ogresse nommée Odette qui va ébranler nos froids pays, et nous confiner à Dieppe cinq jours durant. Nous secouer à m’en rendre nauséeuse même au ponton. Il est bien loin le sud. Bienvenue à la maison !

 

Pour les photos, cliquez sur le lien suivant :

Commenter cet article